MORT D’UNE IMPRIMERIE
Au milieu de l’époque de sauvages qui est la nôtre, il reste encore des endroits qui semblent avoir échappé au temps. J’en connais un, rue de la Grange-Batelière, juste à l’écart des Grands Boulevards, près de la salle Drouot. C’est au fond d’une cour pavée, silencieuse. C’est l’imprimerie Jacques London (rien à voir avec l’auteur de Croc-Blanc, mais la coïncidence est jolie).
Elle est dirigée par un de mes amis, qui y fabrique, avec une petite équipe de dix personnes, les couvertures des livres de bon nombre de maisons d’édition. Elle appartient depuis quelques années à une grosse structure, l’Imprimerie Floch, sise à Mayenne, mais quand on y entre, on a l’impression d’être à la fois en famille et hors du monde.
Elle a été créée en 1935, mais on se croirait chez Balzac, dans l’imprimerie de David Séchard. Certaines machines, certes, ont été modernisées, mais les lieux n’ont pas changé depuis l’époque où Aragon venait la visiter, pour surveiller l’impression de tracts communistes. On imagine qu’une vielle dame en robe noire, dans sa cage de verre, à l’entrée, veillait.
On y respire une ambiance désuète et bon enfant, c’est un lieu idéal pour passer boire un verre, fumer une cigarette, discuter le coup, dans un silence et une convivialité de plus en plus rares aujourd’hui. Derrière la vitre, dans une immense salle, les machines tournent, les livres se fabriquent. Dans le foutoir du bureau « directorial », un peu sombre et vieillot, on croise des copains éditeurs, des écrivains qui viennent assister à la finition de leur livre. Il est rassurant de savoir qu’existent encore pareils lieux.
Il faudra malheureusement, à partir du 16 octobre, en parler au passé. A la suite d’une « restructuration économique » (je ne sais si ce terme barbare est bien le terme exact), l’imprimerie de la Grange-Batelière va fermer ses portes, les couvertures seront fabriquées à Mayenne, dans la maison mère, et dix artisans du livre vont perdre leur emploi.
J’ai du mal à imaginer que d’ici trois semaines les grosses plaques de marbre noir aux lettres dorées art-déco qui encadrent la porte seront dévissées, les anciens massicots démontés et envoyés chez un ferrailleur, les archives détruites, les livres qui encombrent les étagères éparpillés et promis à un quelconque Gibert, les meubles disparates (parmi lesquels quelques fauteuils en plexiglas de couleur qui fleurent bon les années soixante-dix) mis au rebus, et que les murs nus seront rendus à leur vétusté. Vides, les lieux sembleront sans doute crasseux. Ils subiront une drastique « remise aux normes », et se transformeront immanquablement en un restaurant branché (avec terrasse dans la cour), ou, pire, en une agence Orange ou France-Télécom.
Finies les discussions rêveuses, un verre à la main, au milieu des livres, autour d’un verre tandis que tournent les machines.
C’est triste. Triste pour ceux qui, depuis des années, se sont obstinés à faire tourner une affaire n’obéissant pas aux strictes lois de la rentabilité, mais plutôt à celles du travail bien fait, avec une passion partagée par tous. Et triste car, de jour en jour, les rares vestiges d’un Paris ancien disparaissent, et de ce Paris ancien, l’imprimerie London portait témoignage. Dans un pays, dans une ville, qui se targuent de « culture », cette fermeture est un signe des temps, et c’est douloureux et lamentable.
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Christophe Mercier